Thèse de doctorat: introduction

RÉSUMÉ


Cette thèse de doctorat en administration des affaires (DBA) réfère à la théorie positive de l’intégrité, enrichie et articulée scientifiquement à partir de 2004 par le professeur émérite Michael C. Jensen de l’Université Harvard et apporte un regard managérial sur cette nouvelle théorie en prenant naissance là où l’approche normative de l’intégrité avait montré ses limites au doctorant. La nouvelle théorie de l’intégrité propose un nouveau paradigme de l’intégrité fondée sur l’ontologie et la phénoménologie où l’individu, le dirigeant, et l’organisation en tant qu’entité humaine, auraient un accès concret à une condition nécessaire pour maximiser l’opportunité de performance : honorer sa parole (parole en tant que constituante fondamentale de l’être humain). Utilisant le prisme de la théorie de l’intégrité, l’auteur illustre des situations de gestion vécues pour tenter de voir si cette théorie ouvre de nouvelles perspectives en management.

La théorie de l’intégrité est récente ; le doctorant retrace donc son origine en particulier au travers de l’ensemble de l’œuvre du professeur Jensen qui a su, à partir de l’intégrité « ontologique » avancée initialement par Werner Erhard et à partir de cas d’utilisation en entreprise de cette théorie par Steve Zaffron (tous deux coauteurs avec Jensen), en développer une articulation scientifique complète.

La théorie de l’intégrité se base sur l’ontologie, l’étude de l’être (humain) et de ce fait elle est plus justement abordée via l’expérience personnelle. Ainsi, l’auteur fait une rétrospective de son cheminement en tant que dirigeant ayant été exposé à cette théorie et qui l’amène à proposer quelques dimensions d’un nouveau management intégrant la théorie de l’intégrité.

La thèse se termine par une revue des enjeux de recherche auxquels fait face cette théorie, dont en particulier sa dimension positive, et conclut que la théorie de l’intégrité peut apporter un éclairage utile et complémentaire en management. Appelant à des études empiriques sur cette théorie en entreprise, l’auteur évoque la difficulté d’isoler la variable « intégrité » en tant que condition nécessaire parmi les variables expliquant la performance accrue des entreprises, le cas échéant.


INTRODUCTION
Origine du projet d’étude


Toute entreprise qui définit des valeurs corporatives retient l’intégrité dans la liste des vertus ou valeurs qui doivent les animer. Mais est-ce que cela permet de générer de façon concrète et significative des résultats économiques supérieurs et consistants ?

Les scandales financiers tels que la Société Générale en France, ou Goldman Sachs aux États-Unis avec les effets de la prolifération de papiers commerciaux adossés à des actifs (PCAA) de mauvaises qualités, ou quelques années plus tôt dans le secteur de l’énergie avec Enron, ou récemment encore au Québec dans le secteur de la construction dont on a tant parlé à la Commission Charbonneau, pour ne nommer que ceux-là, ont fait en sorte de catapulter l’intégrité des dirigeants et des entreprises au premier rang des valeurs recherchées. Au Québec, en 2012 le gouvernement a d’ailleurs adopté la loi 1, la loi de l’intégrité en matière de contrats publics. La recherche d’intégrité ou d’honnêteté, que ce soit en proclamant des valeurs d’entreprises ou en promulguant des lois à cet effet, est au cœur des préoccupations des populations, des entreprises, et des gouvernements au regard des dérapages majeurs et parfois systémiques où d’une façon ou d’une autre un système, une entreprise ou un individu n’a pas fait ce qui était attendu de lui. Malgré cela, peut-on dire qu’il y a un changement notable de la culture d’affaires directement issues de cette valeur partagée et plus recherchée qu’auparavant ?

Presque tout le monde se dit ou se croit honnête et vertueux. Pourtant, malgré les sanctions possibles en cas d’écarts, les actions de la majorité des personnes demeurent bien variables lorsque les circonstances le permettent et que leurs intérêts sont en jeu. Et pour le reste d’entre nous, lorsque vient le temps de tenir notre parole donnée antérieurement ou de satisfaire pleinement à nos engagements, nous évaluons le coût de tenir parole en fonction du bénéfice espéré. Il en va de même dans les organisations, puisqu’elles sont des entités de personnes.[1]

Or s’appuyant sur une définition rigoureuse de l’intégrité, un groupe de formateurs et chercheurs a formulé et essaimé dans plusieurs universités une théorie ontologique de l’intégrité qui permettrait de disposer différemment de cette analyse coût/bénéfice et de dépasser la moralité attachée à la notion courante d’intégrité. Cette théorie de l’intégrité induirait une performance significativement accrue pour les personnes et les organisations.

Nous avons œuvré pendant les dix dernières années à encadrer la pratique de l’ensemble des professionnels de la distribution de produits financiers au Québec[2], appliquant des mesures préventives et punitives, le tout à partir de normes et prescriptions règlementaires et déontologiques.

Bien que l’organisation que nous dirigions soit devenue des plus performantes au Canada, la protection du public face aux écarts de conduite des professionnels de l’industrie avait une limite : l’intégrité – au sens d’honnêteté – de certaines personnes et de certaines firmes. Pour certains, la vertu d’intégrité devient malléable lorsque les circonstances s’y prêtent.

Ainsi, à moins d’une « police » auprès de chaque professionnel ou dans chaque entreprise, la probabilité de voir éclore d’autres scandales est pratiquement certaine et les impacts sur les clients et sur la communauté, sont alors majeurs voir désastreux.

Les valeurs sociales, comme les règles commerciales qui en découlent, dont les règles de conformité déontologiques et éthiques en matière financière, ne suffisent pas. L’avidité de certains semble sans bon sens, sans doute dû à la recherche d’ivresse auquel réfère Jean-Philippe Denis où « l’envie d’une sensation forte supplémentaire conduit à l’overdose, lorsque la recherche d’ivresse l’emporte sur la prudence la plus élémentaire. » (Denis, 2009, page 110). Et lors de scandales qui surgissent suite à des comportements non vertueux ou illégaux de conflit d’intérêts ou d’appropriation de fonds, les conséquences sur les épargnants touchés sont énormes, de même que la confiance du public est atteinte et par ricochet la performance des firmes qui vivent des choix d’investissement de la population. Le cercle, vertueux ou vicieux, affecte la nécessaire confiance des intervenants producteurs ou consommateurs des produits financiers en particulier. En cas de perte de confiance d’une population due aux écarts de certains, le cercle vicieux peut atteindre toute une industrie. Les gouvernements réglementent davantage mais la même logique circulaire persiste, jusqu’à la prochaine crise, jusqu’au prochain cycle.

Ce modèle, dont nous avons fait partie en première ligne pendant une décennie à la tête d’une organisation importante dans la toile de régulation du système financier québécois, assure la pérennité du cercle en tentant de maintenir le minimum de confiance. Pourtant, malgré l’ampleur des ressources consenties, aucune agence vouée à la protection du public ne peut en toute confiance affirmer qu’on ne verra plus de scandales ou de déboires systémiques. Et c’est sans doute vrai dans toutes les industries. Dans la fonction où nous étions engagé et dans le contexte de la gouvernance de celle-ci, nous nous interrogions : outre ce minimum normatif requis, mais non infaillible, n’y a-t-il aucune possibilité de véritablement transformer la culture d’affaires ? Comment rendre plus agissantes les valeurs proclamées en avant plan des communications des entreprises ?

Nous avons alors découvert un article intitulé Putting integrity into finance; a purely positive approach (Erhard, Jensen, 2014). Cet article d’intérêt, compte tenu de notre engagement professionnel, dépassait l’aspect vertueux et également l’aspect normatif que nous connaissions, faisant le pont entre l’intégrité ontologique à laquelle nous avions déjà été exposé et notre pratique professionnelle. C’est ainsi que nous nous sommes intéressé aux travaux de Erhard, Jensen et Zaffron qui proposent cette nouvelle théorie de l’intégrité « ontologique ». Cette thèse de doctorat exécutif examine cette jeune théorie qui se réclame d’un nouveau paradigme non seulement dans l’objectif de l’évaluer face au cercle de confiance que nous avons évoqué relativement au secteur financier, mais également pour l’impact significatif qu’elle aurait au niveau de la performance des organisations.

Nous exerçons le métier de dirigeant d’organisations depuis plus d’une vingtaine d’années, en particulier dans le secteur financier, tantôt dans le capital de risque, tantôt dans l’encadrement de la distribution de produits et services financiers. Toutefois, sous l’angle managérial et sans égard au secteur d’activité, nous souhaitons explorer ce modèle qui touche à la fois le comportement des personnes ou des organisations au sein desquelles elles évoluent, et la performance de ces organisations (entités de personnes) dont dépend leur pérennité et alors qu’elles jouent un rôle clé dans l’économie et la société.


Un modèle au-delà du sens moral


Le nouveau modèle d’intégrité, dépourvu de la charge morale et normative potentiellement culpabilisante à laquelle est rattaché le concept d’intégrité dans la croyance populaire, apporterait tel que nous le verrons un accès direct et non ambigu aux manières d’opérer qui seraient à la source d’une performance accrue et d’un avantage compétitif, tant au niveau de l’individu que de l’organisation.

Les auteurs à la source de cette théorie produisent, en sus d’une présentation innovante sur le plan théorique et sur le plan méthodologique, des exemples de performance issue de l’implantation de ce modèle d’intégrité ontologique. Lorsque le modèle est testé ou mis en œuvre dans les organisations, il semblerait qu’on assiste rapidement à une performance significativement plus élevée, quelle que soit la façon dont les acteurs évaluent cette performance.

Étant donné que les valeurs corporatives adoptées et affichées par les organisations, aussi inspirantes soient-elles, n’offrent pas de telles perspectives de performance, il vaut la peine de se questionner sur ce nouveau modèle qui dépasse notre compréhension habituelle de l’intégrité…


Question de recherche


Nous sommes en présence d’une nouvelle théorie qui s’appuie sur l’ontologie[3] et la phénoménologie[4]. Notre projet n’a pas la prétention de valider ou raffiner cette théorie. Compte tenu de notre expérience et profil et étant donné que cette théorie n’a été formulée dans certains cercles universitaires qu’il y a une dizaine d’années, notre apport consistera à tracer une première généalogie de cette théorie de l’intégrité, puis de vérifier si elle apporte un éclairage à notre propre expérience de gestion. Ce regard empirique sera à double sens puisque cet éclairage sur des situations de gestion que nous avons rencontré permettra d’échafauder un modèle de gestion inspiré de la théorie de l’intégrité. En effet, il s’agit d’une part de situer les racines de cette théorie puis son émergence dans le parcours de son plus crédible auteur sur le plan scientifique, le professeur Michael C. Jensen. D’autre part, nous prendrons notre expérience de direction d’entreprises afin d’illustrer cette théorie. Nous complèterons cet effort généalogique et empirique par des commentaires théoriques touchant les défis de validation scientifique de ce modèle et même sur sa présentation à titre de théorie.

La question de recherche qui nous a guidé est :La nouvelle théorie de l’intégrité ouvre-t-elle de nouvelles perspectives en management ?

Notre intention n’est donc pas de valider ou d’invalider cette théorie de l’intégrité ontologique qui, selon ses auteurs, est à la source de performance accrue et significative dans l’organisation. Toute jeune, la formulation de la théorie de l’intégrité évolue d’ailleurs encore. Nous allons chercher d’abord à mieux comprendre cette théorie : comment elle a émergé et ce qu’elle ajoute lorsqu’on l’intègre à notre expérience de gestion et de direction des organisations. Nous pourrons alors commenter (critiquer ?) cette théorie et aborder les éléments qui la fondent scientifiquement en tant que théorie. Ce sera donc un début d’épistémologie de la théorie de l’intégrité que nous entreprenons, ou peut-être « une praxéologie (théorie de l’action)… » (Martinet et Pesqueux, 2013, p. 151).

Ce faisant, nous allons nous demander pour finalement conclure, si le management est enrichi ou est appelé à être enrichi d’une nouvelle perspective de réflexion et d’action par cette théorie de l’intégrité.

Cette thèse d’exécutive DBA s’appuie donc à la fois sur la théorie de l’intégrité et sur notre pratique de dirigeant d’organisations pour voir si cette théorie ouvre de nouvelles perspectives en management.

Le terme « intégrité » est déjà chargé de signification et nous aurons à présenter ce qui constitue cette théorie positive de l’intégrité, une théorie basée sur la parole en tant que constituant ontologique de l’être pour l’être humain (être entier et complet = honorer sa parole (Erhard, Jensen, Zaffron, 2009)). Comme nous le verrons dans la présentation du modèle théorique qui sera notre cadre conceptuel pour cette thèse, le terme “honorer sa parole” ne signifie pas nécessairement “tenir parole” ; la distinction est subtile, mais capitale dans ce modèle qui ne vise pas à faire qu’un plus grand nombre d’organisations agissent en fonction des valeurs dont déjà elles se réclament déjà.

Afin de bien saisir cette récente théorie de l’intégrité ou modèle, nous allons d’abord évoquer sa genèse puis ensuite en présenter la substance. La diffusion de ce modèle n’est pas encore très étendue, tant au sein de la communauté scientifique que dans les entreprises. Compte tenu de notre expérience des limites de l’approche normative dans le secteur financier, nous nous inscrivons dans le projet plus large d’enquêter sur la relation entre l’application de cette récente théorie de l’intégrité – intégrité ontologique des acteurs et des organisations – et la performance des organisations, en nous appuyant d’abord sur notre propre expérience.

En conséquence, c’est au travers des situations de gestions que nous avons vécues et de notre propre relation à l’intégrité ontologique que nous allons tenter de voir si cette dernière apporte un éclairage nouveau et utile à la gestion. Notre approche méthodologique sera l’observation participante rétrospective que nous prendrons soin de justifier. Nous tenterons une mise en perspective de notre propre cheminement managérial sous l’éclairage de cette nouvelle théorie de la parole. Ceci nous amènera à mettre en parallèle certains aspects du modèle de gestion classique avec ce qu’il pourrait être en étant inspiré par l’application du modèle d’intégrité ontologique. En associant théorie et pratique, nous discuterons des limites et des perspectives de cette théorie de l’intégrité en management.

Luc Labelle
Septembre 2017


[1] Martinet & Pesqueux (2013, page 32) mentionnent que les organisations sont des entités de personnes au sens de l’action collective : « Les sciences de la gestion s’intéressent donc à l’action collective en vue de transformer ou de produire des biens en passant par des relations de collaboration ou de compétition… ».[2] Nous étions président et chef de la direction de la Chambre de la sécurité financière de 2005 à 2015.[3] Selon Larousse, l’ontologie est la théorie de l’être. Selon Philosophie, science et société [en ligne], « l’ontologie concerne ce qui existe ». Selon Wikipedia « L’ontologie dans son sens le plus général s’interroge sur (…) « Qu’est ce que l’être ? » (…).ou déterminations communes à tous les êtres (…). »[4] D’après la Stanford Encyclopedia of philosophy, la phénoménologie est : « …the study of structures of consciousness as experienced from the firts-person point of view.». Selon Wikipédia : « La phénoménologie est l’étude de phénomènes dont la structure se base sur l’analyse directe de l’expérience vécue par un sujet. ».